« Que faire de mes livres gradués, maintenant ?»

Posted on dimanche 17 avril 2022 by Michèle Minor-Corriveau

À la suite du lancement du Rapport d’enquête sur le « Droit de lire  » de la Commission ontarienne des droits de la personne, le personnel enseignant remet en question l’utilité de la Trousse d’évaluation et des livres gradués, GB+. Un article a été publié dans Le Voyageur, les 13, 20 et 27 avril 2022, sur Le droit de ne pas être ignoré en réponse à ce même rapport d’enquête et le manque d’inclusion de la perspective francophone en situation minoritaire.

Des livres gradués sont publiés dans le seul et unique but de présenter à l’apprenant des livres de complexité linguistique croissante. Pour vous renseigner sur les différents types de livres et leurs utilités, lisez l’article éclairé par la pratique publié chez TA@l’école : Démystifier la complexité qu’est la lecture pour mieux intervenir : des livres d’enfants vus de la perspective de l’apprenti lecteur.

Évaluons les propriétés scientifiques de la série de livres gradués GB+.

Analyse des fondements scientifiques de la Trousse d’évaluation GB+

Une collection de livres gradués se doit de respecter des critères de base pour contrôler toutes les variables permettant d’étayer les apprentissages chez l’apprenant sur le plan de la langue. Pour ce qui est des critères qui ont servi de fondements à la création de la Trousse d’évaluation GB+ (Nelley et Smith, 2003), à la page 7 du Document d’accompagnement on indique que les niveaux de difficulté ont été établis avec soin à partir des indicateurs suivants :

  • les concepts: situations et thèmes présentés en fonction de l’âge et du stade de développement, de leur vécu ;
  • les mots fréquents: un contrôle strict du nombre de mots fréquents et de leur ordre d’apparition sur les 14 premiers niveaux (…) permet aux élèves de lire avec un taux de précision de 95 % ;
  • les constructions de phrases ; des phrases courtes et simples au départ qui se complexifient « au fur et à mesure de l’évolution des compétences langagières des élèves » ;
  • le sens et la logique: les textes sont rédigés en suivant un ordre logique ;
  • la vérification de la fiabilité: on fait état de formules de lisibilité ; de phrases courtes étant plus faciles à lire que les phrases longues ; de mots d’une à 3 syllabes étant plus faciles à lire que les mots à plus de 3 syllabes ;
  • les essais sur le terrain: « Chacun des textes de la trousse (…) a été mis à l’essai auprès d’élèves d’un groupe d’âge approprié à sa lecture, afin de s’assurer que les textes en question correspondent aux exigences et aux critères de lisibilité propres à un niveau précis ».

Ce qu’on néglige de préciser, c’est qu’aucun de ce livres n’a été créé en français d’abord. On y reviendra.

Reprenons ici chacun des critères en leur apportant des nuances importantes :

On parle de situations et de thèmes et de leur importance pour le lecteur. Toutefois, ceux évoqués dans le critère des concepts sont-ils aussi pertinents pour les enfants en 2022 qu’ils l’étaient en 1985 au moment de publication de la trousse initiale ? Il me semble que 47 ans c’est long pour imaginer une stabilité dans la pertinence de toute chose.

À la page 6, on lit :

« L’utilisation de textes originaux révèle la disposition de l’enfant à prendre des risques, ainsi que son habileté è utiliser et à intégrer seul des stratégies de lecture. »

Traduction libre de Reading in Junior Classes, ministère de l’Éducation, Wellington, 1985.

Est-il toujours d’actualité de parler de textes originaux lorsque la citation, (a) publiée en 1985 et (b) traduite librement, (c) du ministère de l’Éducation de Wellington, en Nouvelle-Zélande, (d) fait référence à des ouvrages créés dans une langue autre que la langue des textes originaux’ ? Voici 4 raisons d’aller à l’encontre de cette déclaration.

Et qu’en est-il des mots fréquents utilisés dans les livres ? Un mot peut être très fréquent en anglais (PM+ Benchmark, 2003 ; Niveau 1 : Look at me, « I am painting. ») alors que sa traduction l’est beaucoup moins en français (GB+, 2003 ; Niveau 1, Regarde-moi. « Je peins ».) On n’entend rarement cette dernière phrase utilisée couramment, bien que son utilisation soit juste.

Une analyse du texte de ce premier livre a révélé qu’alors qu’il y a 4 mots fréquents dans la version originale du livre (I, am, at, the), sa traduction n’en compte que deux (je, moi). Cette découverte permet de conclure que les phrases seront plus répétitives et régulières en anglais. Aussi seront-elles plus faciles à décoder. En français, on compte 34% des graphèmes qui ne prononcent pas à l’oral en lisant pas mais seulement 15% de ces graphèmes dans les textes publiés en anglais. Ajoutons à ça des graphèmes en opposition trop tôt dans la trajectoire de l’apprenant et on comprend à quel point cette série a manqué d’adaptation ou de se souci quant à l’importance des correspondances sons-lettres (CSL). On y reviendra.

Les phrases plus longues qui contiennent des conjonctions, des subordonnées, des propositions relatives sont plus complexes que des phrases courtes. Si tous les livres de cette série contiennent des phrases qui augmentent en longueur et en propositions, nul ne contestera ce critère. Les constructions de phrases et la rédaction qui respecte un sens logique sont des critères qui peuvent être relativement fidèles lors de traductions littérales. Reprenons la phrase très courte « Je peins » et on s’aperçoit que la longueur ne peut pas, en soit, servir de critère pour témoigner de sa simplicité ou de sa complexité. Il faut considérer le vocabulaire, le temps de verbe, la fréquence d’occurrence à l’oral et la transparence à l’écrit.

Le critère de vérification de la fiabilité tel qu’il est décrit à la page 8 du Document d’accompagnement fait état de la longueur des mots comme un indice de lisibilité. Selon les auteurs, les mots de 3 syllabes ou moins seraient plus faciles à lire que les mots qui contiennent quatre syllabes ou plus. Toutefois, des mots monosyllabiques simples comme doigt ou gueule sont opaques, voire plus difficiles à lire que des mots plus longs, mais transparents comme caravane. Une étude qui a porté sur les types de syllabes retrouvés dans les livres (Léveillé, Minor-Corriveau, Reguigui et Bélanger, 2015) a révélé qu’à partir du livre de niveau 4 dans la Trousse d’évaluation GB+, des mots de 4 syllabes et plus font leur apparition, mais ne sont jamais très nombreux :

  • les livres des niveaux 18 et 30 comptent 6 mots de 4 syllabes ou plus,
  • le livre 29 en compte 3,
  • les livres des niveaux 7, 15 et 17 en comptent 2, et
  • le livre des niveaux 8, 13, 22, 23, 25, 26 en comptent 1 chacun.

Dans tous les autres livres, les syllabes mono, bi et trisyllabiques y sont en abondance. Si les mots à plus de 3 syllabes sont synonymes de complexité, leur fréquence sporadique ne permet pas de valider ce constat ou de faire suffisamment varier les livres sur ce plan.

Un exercice de normalisation et de validation d’une collection de livres gradués auprès d’élèves de niveaux scolaires variés est un travail d’envergure louable. En lisant des livres qui correspondent à leurs niveaux scolaires, les élèves peuvent développer une autonomie et une confiance sans pareil. Encore faut-il l’avoir vérifié empiriquement. Pour ce faire, il s’agit de vérifier l’applicabilité des indicateurs mesurables à un groupe d’élèves qui lira les livres qui sont classés comme étant accessibles à leur niveau scolaire. Une réussite à un livre par la majorité des élèves d’un niveau scolaire indiquerait alors que le livre est bel et bien classé au bon endroit et, en revanche, que les élèves de ce niveau scolaire particulier, de cette région géographique et qui parlent cette langue arrivent à lire ces livres avec aisance. Pour réaliser les essais sur le terrain l’équipe scientifique qui a validé la Trousse d’évaluation GB+ avance que : « chacun des textes de la trousse (…) a été mis à l’essai auprès d’élèves d’un groupe d’âge approprié à sa lecture, afin de s’assurer que les textes en question correspondent aux exigences et aux critères de lisibilité propres à un niveau précis ». Une variété d’écoles a participé à cet exercice, notamment :

Sur cet ensemble de 6 écoles ayant participé à l’étalonnage :

  • 5 offrent une programmation en anglais seulement (4 en NZ et 1 au Canada), donc les normes ne s’appliquent pas en français, et
  • 1 école de langue française située à Sherbrooke, QC, région où le français est la langue majoritaire, ce qui peut différé considérablement des régions où le français n’a pas le statut de la langue majoritaire.

Quand on traite des éléments langagiers et linguistiques, l’exposition aux langues est un facteur influent très puissant. Il ne faut pas accepter des normes cueillies sur une population qui diffère de celle à laquelle on cherche à appliquer les normes — du moins pas sans l’avoir vérifié de manière empirique. Pour mieux saisir l’importance de cueillir des normes qui représenteront la population à laquelle elles seront appliquées, veuillez consulter Brown et Bryant (1984) et Cole (2018).

Comment faire pour savoir si les livres sont propices à l’apprenant ?

Un moyen par excellence d’assurer une exposition bien censée chez le lecteur débutant est de lui présenter des phrases simples qui contiennent des mots de vocabulaire qui lui sont connus, en contrôlant la progression des correspondances lettres-sons (CSL) dans les mots présentés. Or, cet indicateur est absent de toute série qui suit l’échelle établie par Fountas et Pinnell. En soi, il n’est pas problématique que ces livres gradués ne tiennent pas compte d’une progression des CSL allant des graphèmes transparents, continus, réguliers, et acontextuels aux sons plus opaques, plosifs, irréguliers et contextuels. Ce n’était pas leur objectif. On ne peut pas s’attendre à ce qu’une seule ressource puisse répondre à tous les besoins pédagogiques, malgré notre désir d’en avoir une! Comme il y a trop d’éléments qui doivent être enseignés, à des rythmes différents mais qui se chevauchent, et que le lecteur prendra prendra plus de temps à maitriser certaines compétences que d’autres, il faut pouvoir rendre au personnel enseignant ce qui aurait dû lui revenir dans son parcours à l’École des sciences de l’éducation : qu’il soit à l’affût de tout ce qu’il faut savoir pour enseigner aux élèves à lire. Pour plus de détails, veuillez consulter Enseigner la lecture c’est une science complexe, l’adaptation de canadienne-française de Teaching Reading Is Rocket Science, 2020 (bientôt disponible sur ce site).

On se fie davantage à des séries de livres déchiffrables pour s’y adonner, et à des outils comme la plateforme Anagraph pour dresser le répertoire des correspondances lettres-sons des livres que nous avons en main. Bien qu’on ait pris soin d’attribuer un niveau alphabétique à des livres de la série GB+ qui correspondent à l’échelle de progression de Fountas et Pinnell (1996) comme suit,

il n’existe aucune donnée permettant de confirmer qu’un livre de niveau L est lu correctement par des élèves de la 3e année, à titre d’exemple.* En plus, on a attribué des niveaux à des livres traduits, non adaptés, sans les valider à partir d’un échantillon représentatif des élèves qui allaient devoir les lire, et sur lesquels on s’appuierait pour juger de leur rendement et de leur progrès en lecture.

Un tableau de correspondance qui indique la corrélation entre les livres et le niveau alphabétique, ainsi qu’entre le niveau alphabétique et les niveaux scolaires ciblés, sans les données empiriques pour valider le tout, ça n’a aucune utilité. En mesurant le rendement en lecture contre de faux indicateurs, on est vraiment dans la perte de temps… autant pour l’élève, que pour nous. Pire encore, c’est qu’on retient parfois les élèves à un niveau sans vraiment reconnaitre ce qui l’empêche de réussir, sans pour autant aider à l’élève à surmonter ses difficultés réelles car on ne fait pas d’analyse critique de ses erreurs. Il pourrait y avoir des raisons qui expliquent pourquoi on a du mal à passer d’un niveau à un autre (des mots inconnus, des règles non enseignées ou non maitrisées, des CSL non stabilisées, et j’en passe). Le personnel enseignant peut alors mettre beaucoup plus de temps à identifier une difficulté en lecture que s’il s’était d’abord fié à des indicateurs mesurables fondés sur des données probantes que sur un niveau de lecture qui n’a aucune donnée sur :

  • la sensibilité : que les livres d’un niveau soient lus correctement par les lecteurs typiques de ce niveau scolaire
  • la spécificité : que les livres d’un niveau ne soient pas lus correctement par les lecteurs en difficulté à ce niveau scolaire

Dans l’éventualité où y a des livres qui sont lus incorrectement par des lecteurs typiques d’un niveau scolaire, alors ces livres n’est pas classés au bon endroit : ils sont trop difficiles ou inaccessibles. Lorsque des livres sont lus correctement par tous les élèves, y compris ceux qui ont des difficultés importantes en lecture (ce qui est peu probable) alors ces livres ne présentent pas suffisamment de défi pour ces élèves. Mais une nuance est importante : un seul résultat en % ne peut pas tenir compte de tous les facteurs qui font qu’un lecteur devienne compétent :

  • maitrise des correspondances lettres-sons simples
  • maitrise des règles lexicales (café, ceci, que ; je, gens, guêpe)
  • maitrise des règles syntaxiques (ils jouent)
  • vocabulaire accessible (pas de nouveaux mots lors d’une tâche d’évaluation)
  • structure de phrases compréhensibles (voix passive, subordonnées, conjonctions, relatives…)

L’analyse de l’erreur est plus importante que le % obtenu sur le calcul de taux de précision ou de fluidité.

Que faire alors, de la série de livres gradués qui se trouve dans mon école ? Un conseil et 2 constats.

Conseil :

Servez-vous de ces livres comme vous le feriez pour tout autre livre. Point à la ligne. Le lecteur peut choisir l’un de ces livres s’il y est intéressé. L’avantage de les exploiter repose dans le fait qu’ils augmentent en longueur, et possiblement en complexité. Ces aspects c’est passablement bien contrôlés. Pour le reste, les écueils reliés aux indicateurs vont de soi.

Constat 1 : Méfiez-vous des systèmes à 3 indices (« 3 cueing system »)

Afin d’être en conformité aux recommandations du Rapport d’enquête sur le « Droit de lire », c’est à l’utilisation de la grille d’évaluation qu’il faut renoncer.

Un système qui demande de répertorier les erreurs commises (ou les méprises) en indiquant si le lecteur s’est servi :

  • du sens (S) « Est-ce que ça a du sens ? »
  • de la structure (St) « Est-ce que ça sonne correct ? » ou
  • d’indices visuels (V) « Est-ce que ça a l’air correct ? »/« Regarde l’image pour t’aider. »

l’encourage à se fier à des éléments qui n’ont rien à voir avec la lecture — du moins pas au stade du lecteur débutant.

 

 

https://www.cheneliere.ca/FTP/GB_Demo/gbplus/pdf/exemplesfichesgbplus.pdf

On croit, à tort, que ces indices mèneront à la lecture autonome. Plus tard, le lecteur pourra s’appuyer sur le sens de la phrase pour découvrir la signification d’un mot nouveau, une fois que les fondements en lecture auront été suffisamment maitrisés pour soutenir ce genre d’inférence ou d’extrapolation langagière.

Constat 2 : Remettez en question les outils que vous utilisez

Cessez de faire confiance à une évaluation qui n’a aucun fondement scientifique méthodologique lui permettant de confirmer, de source sure, que le livre de niveau L peut bel et bien être lu par un élève de 3e année, à titre d’exemple. Cessez de donner à une collection de livres la responsabilité dont elle n’est pas digne. À l’exception de l’étude de Léveillé et coll. (2015) qui ne s’est intéressé qu’au les propriétés linguistiques des mots utilisés dans les livres de la Trousse d’évaluation GB+, une recherche dans les indexes de référencement n’a soulevé aucune étude portant sur la validité de cette collection. Depuis presque 40 ans. Aucune étude servant à établir une corrélation entre les niveaux alphanumériques attribués aux livres et leurs niveaux scolaires correspondants, encore moins sur sa pertinence d’utilisation auprès d’élèves scolarisés en milieux linguistiques minoritaires. Depuis presque 40 ans. Mais on l’a utilisé sans se poser de questions sur sa pertinence auprès de nos élèves.

 

Comment démêler tout ça ?

 

En principe, à partir du moment où un élève a maitrisé toutes les correspondances lettres-sons (CSL) il devrait pouvoir lire des livres gradués assez facilement. Moins il a maitrisé de CSL, plus il y aura de mots qu’il n’arrivera pas à déchiffrer. Ça va de soi.

Le problème qui se présente, c’est dans l’utilisation de la grille d’évaluation. Elle fait appel à des indices qui ne sont pas très utiles ni propices pour amener l’élève à lire les mots qui sont présentés. On ne parle aucunement de la rétroaction corrective efficace à employer qui est primordiale pour permettre au lecteur d’ajuster le tir et parfaire ses apprentissages.

Signet développé pour la présentation TA@l’école (Minor-Corriveau et Madore, 2021)

Comme évoqué plus haut, il est probable alors — ce qui arrive dans tous les livres — qu’on trouve dans la trousse la plus populaire dans les écoles de l’Ontario des éléments de vocabulaire ou de structure de phrases qui ne sont pas très utilisées à l’oral dans nos milieux, ce qui obligera l’élève à lire des mots ou à tenter de comprendre des types de phrases qu’il n’a jamais entendues. Bien sûr le lecteur compétent réussira à décoder des mots inconnus et ensuite pourra s’appuyer sur le sens pour comprendre ce qu’il a lu. Mais une lecture stratégique de ce genre se produit beaucoup plus tard dans la trajectoire scolaire du lecteur qu’au moment où ce premier livre est présenté, et l’élève ayant des besoins particuliers, lui, y arrivera difficilement, ou pas du tout lorsqu’il sera confronté à des textes qui ont recours à des CSL qu’il n’a pas maitrisées ou encore pire, qui n’ont pas été enseignées de manière explicite.

Comment faire pour aider l’élève en attendant ?

Comme pistes de solutions, réfléchissez aux 5 éléments qui suivent :

1) Le niveau en lecture en fonction des critères est peu significatif en soi : le % d’erreurs non plus, si on ne sait pas catégoriser ce que l’élève a lu au lieu de ce qu’il aurait dû lire. C’est ça qui fera progresser l’élève, à partir d’un enseignement explicite et structuré bien planifié, en suivant une progression des apprentissages logique. C’est ça, la différenciation pédagogique : de savoir rejoindre l’élève, là où il est dans ses apprentissages, et étayer la suite des éléments à enseigner en tenant compte autant de ce que l’élève a maitrisé que de ce qu’il lui reste à apprendre. L’erreur nous renseigne sur ce qui nous reste à enseigner.

2) Cessons de sous-estimer l’importance de prêter attention aux auteurs, aux critères d’étalonnage et aux données probantes lors de la sélection de livres à privilégier pour enseigner à nos jeunes. Une comparaison des 2 livres du niveau 1, Look at me, soit la version originelle en anglais, et Regarde-moi, la traduction non adaptée en français.

  • En français, ce premier livre inclut une grande variété de CSL y compris des lettres muettes, des groupes consonantiques, des « g » dur et doux, des digraphes, 2 façons d’écrire le son « in » alors que la forme la plus simple de ce son n’y est pas (im, ein).
  • Le rapport de transparence orthographique, soit le nombre de lettres qui correspond au nombre de sons dans un mot est beaucoup moins élevé en français qu’en anglais, ce qui expose le lecteur à se tromper en oralisant des sons muets ou en attribuant le mauvais son à une lettre contextuelle (g dur ou doux).
  • Il y a 10 différentes structures syllabiques pour ce qui est des mots monosyllabiques en français. Il n’y a qu’un seul mot à 2 syllabes. En anglais, on compte 4 types de mots bisyllabiques, mais tous les sons s’entendent à l’exception du /w/ initial.
  • Toutes les désinences verbales de l’anglais sont audibles dans ce livre, ce qui n’est pas le cas pour sa traduction vers le français.
  • On a évoqué plus haut le fait que les phrases courtes sont généralement plus simples à comprendre. Une question s’impose : combien d’enfants de la 1re année auraient entendu quelqu’un dire « Je peins. » ? Effectivement, la phrase est Mais est-elle compréhensible ?

Bref, il y a, en français, des règles lexicales ou syntaxiques qui n’ont pas encore été enseignées à ce stade (y compris des verbes du 3e groupe). Mais comme il y a peu de mots, dès qu’on aura partagé la correspondance attendue avec le lecteur, celui qui n’a pas de difficulté à lire ou qui a une bonne mémoire s’en souviendra à la prochaine lecture : mais il risque de ne pas avoir lu le mot pour autant, ou encore on acceptera qu’il lise « Je peinture. » au lieu de « Je peins », comme ça ne change pas le sens voulu — ce qui n’est toujours pas équivalent à avoir lu et compris le mot.

3) Tâchez de comprendre l’erreur de l’apprenant pour lui offrir une rétroaction corrective efficace. Si on ne sait pas comment faire, alors on nuit à son apprentissage, malgré les intentions les meilleures.

4) Analysez son erreur, plutôt que d’analyser les « méprises » est un savoir incontournable qu’il faut développer. Il faut maitriser la structure de la langue sur les plans phonographémique, lexical et grammatical pour proposer des solutions logiques à l’élève pour l’aider à consolider les acquis. L’enseignement d’un concept qui n’est pas maitrisé est important, mais encore faut-il savoir où commencer, et lesquelles des compétences devraient être maitrisées d’abord, et combien de temps s’écoulera avant que la compétence se stabilise chez le lecteur. C’est là, le vrai travail d’interprétation et ça revient à l’expertise du personnel enseignant.

5) Savoir évaluer les collections de livres que l’on utilise vous permettra de connaitre les avantages et les limites des livres que vous présentez aux élèves. C’est essentiel. Des questions pour guider vos réflexions sont partagées dans un article éclairé par la pratique publié chez TA@l’école.

Une infographie a été créée pour récapituler le questionnement et les actions à prendre devant les livres dont vous disposez. Il n’est pas utile de tout jeter à la corbeille : un livre, ce n’est qu’un livre : impossible de le qualifier bon ou de mauvais en soi — il faut savoir quand l’utiliser, avec qui, et ce qui doit être enseigné au préalable afin de placer le lecteur au coeur de sa réussite.

  • Les livres ont-ils été créés en français d’abord ?
  • Le lecteur connait-il les CSL qui sont présentées dans le livre ?
  • Le livre respecte-t-il une progression des apprentissages des CSL ? Des règles lexicales ? Des règles syntaxiques ?
  • Le lecteur connait-il les mots qui sont employés dans le livre ?
  • Les phrases sont-elles suffisamment simples pour que l’élève retienne le sens    exact en fonction de son âge ?
  • Le livre contient-il des temps de verbe peu fréquents/trop complexes pour être lu aisément par le lecteur ? Un tel livre pourrait convenir parfaitement à une activité de lecture à voix haute (utile pour lire à, ou avec l’élève) sans pour autant exiger que le lecteur lise ce livre de lui-même.

Image parue dans la présentation TA@l’école (Minor-Corriveau et Madore, 2021)

6) La réponse ne se trouve pas dans un programme : elle est dans les connaissances du personnel enseignant, dans son analyse de l’erreur et dans son habileté à structurer son enseignement. À l’aide d’une approche pédagogique qui respecte des progressions des apprentissages bien sensées et d’un personnel enseignant équipé avec les connaissances essentielles pour

(1) bien structurer ses activités pédagogiques,

(2) analyser les erreurs de l’apprenant,

(3) savoir laisser de côté les compétences qui dépassent les habiletés du lecteur à ce moment précis et

(4) lui fournir de la rétroaction corrective efficace sur ses productions, une amélioration du rendement est assurée.

Où se trouve l’élève ayant des besoins particuliers dans tout ça ?

Une telle approche identifiera assez rapidement lesquels des élèves qui résistent à l’intervention ? Une approche telle que présentée permettra au personnel enseignant d’entamer la démarche d’intervention, qui aura en main de toutes les preuves de ce qui a été enseigné, maitrisé et non maitrisé par l’élève. Ça s’insère dans une approche de différenciation pédagogique et de réponse à l’intervention.

Lorsqu’un enseignement fondé sur des données probantes est prodigué, le taux d’élèves qui lisent à un niveau en deçà du 30e rang centile en 1re année, comparativement à leurs pairs, varie entre 0,7 et 6 % ce qui correspond aux élèves qui résistent le plus à l’intervention. Il revient alors au personnel enseignant de faire un choix judicieux d’outils pédagogiques pour bien encadrer l’apprenti lecteur afin de maximiser son potentiel de réussite. (Allor et Mathes, 2012 ; Mathes, Denton, Fletcher, Anthony, Francis et Schatschneider, 2005 ; Torgesen, 2002 ; Mathes, Torgesen, et Allor, 2001 ; Torgesen, Wagner, Rashotte, Rose, Lindamood, Conway et Garvan, 1999 ; Foorman, Francis, Fletcher, Schatschneider et Mehta, 1998 ;  Vellutino, Scanlon, Sipay, Small, Pratt, Chen et Denckla, 1996 ; Felton, 1993)

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Pour en savoir plus sur les écueils des systèmes à 3 indices :

The Three-Cueing System and Its Misuses (or: The Biggest Problem in Reading Instruction You’ve Never Heard of) Meltzer : « In a remarkable feat of pretzel logic, children are taught that reading means ignoring the letters that are actually on the page »

10 Reasons the Three-Cueing system (MSV) Is Ineffective

At a Loss for Words : How a flawed idea is teaching millions of kids to be poor readers

https://apmreports.org/episode/2019/08/22/whatswrong-how-schoolsteach-reading

The three cueing systems approach is common in early reading instruction but it is not in keeping with evidence on how children learn to read.

The three-cueing system in reading: Will it ever go away?

How Do Kids Learn to Read? What the Science Says

Références

Brown, L. & Bryant (1984). The Why and how of Special Norms. Remedial and Special Education, 5(4), 52-61. https://journals-sagepub-com.librweb.laurentian.ca/doi/pdf/10.1177/074193258400500415

Cole, N. L. (2018). What is a Norm? Why Does it Matter? ThoughtCo. https://www.thoughtco.com/why-a-norm-matter-3026644

Fountas, I. C. & Pinnell, G. S. (1996). Guided Reading: Good First Teaching for All Children. Heinemann. 405 p.

Leveillé, S., Minor-Corriveau, M., Reguigui, A. & Bélanger, R. (2015). French levelled readers: Their efficacy in measuring literacy. International Journal of Literacies, 22(3), 1-28. http://doi.org/10.18848/2327-0136/CGP/v22i03/1-28

Nelley, E. (2003). Trousse d’évaluation en lecture GB+. Laval : Groupe Beauchemin.

Smith, A., Giles, J. & Randell, B. (2003). Regarde-moi. Trad. S. Anfossi. Beauchemin Éditeur, Laval, QC.

Smith, A., Giles, J. & Randell, B. (2000). Look at me. PM+ Benchmark. Nelson Thomson Learning, Australie.

*Une étude empirique sur une série de livres gradués canadienne-française a été achevée et les résultats qui sont prometteurs seront disponibles sous peu (Godin et Minor-Corriveau, à paraitre)